
«
Prenez la science chez quatre personnes : Abû
Ad-Dardâ, Ibn Mas'ûd, Salmân
et 'Abdallah Ibn Salâm. »
[Parole
de Mu'âdh Ibn Jabal — que Dieu l'agrée.]
`Uwaymar
Ibn Mâlik Al-Khazrajî, surnommé
Abû Ad-Dardâ ,
se leva tôt ce matin-là. Il alla
vers la chambre où se trouvait son idole
comme à son habitude et se mit à
l'adorer et à l'entourer avec beaucoup
d'égards. Il l'aspergea de parfum provenant
de son commerce et la couvrit d'un tissu en
soie que lui avait offert un commerçant
du Yémen. Il resta avec son « dieu
» jusqu'au lever du soleil, et ensuite
il regagna son échoppe.
Sur
son chemin, il rencontra de nombreux musulmans
qui revenaient de la bataille de Badr, traînant
avec eux des prisonniers qurayshites. Il faut
dire que Yathrib, la ville d'Abû Ad-Dardâ
,
était devenue musulmane depuis plus de
deux ans.
Reconnaissant
un homme des Khazraj, devenu musulman, il l'interrogea
sur son ami intime, 'Abdallah Ibn Abî
Rawâha. Tout le monde à Médine
connaissait l'amitié qui liait Abû
Ad-Dardâ à 'Abdallah Ibn Rawâha.
Avec la venue de l'islam, les chemins des deux
amis divergèrent, certes, puisque Ibn
Rawâha devint
musulman, et Abû Ad-Dardâ resta
idolâtre, mais leur amitié ne mourra
pas pour autant. C'est pourquoi personne ne
s'étonna de l'inquiétude d'Abû
Ad-Dardâ pour
son ami. On lui répondit qu'il était
sain et sauf et qu'il s'était vaillamment
comporté sur le champ de bataille.
Abû
Ad-Dardâ ,
rassuré, poursuivit son chemin. Il passa
ensuite toute la journée dans son commerce
sans se douter de ce qui était en train
de se passer chez lui.
En
effet, au même moment, 'Abdallah Ibn Rawâha,
de retour de Badr, rendit visite à son
compagnon chez lui. Ne le trouvant pas, il demanda
à sa femme l'autorisation de pénétrer
dans la chambre rituelle de son époux.
Connaissant les liens d'amitié qui unissaient
Ibn Rawâha et son époux, elle le
laissa entrer et continua à vaquer à
ses occupations.
Ibn
Rawâha avait,
en vérité, un plan en venant chez
son ami. Il avait apporté avec lui un
pilon et avait décidé de détruire
l'idole d'Abû Ad-Dardâ. Il la cassa
en mille morceaux en s'écriant à
chaque coup : «
Tout ce qui s'adore en dehors de Dieu est vain.
»
Puis il regagna son domicile.
Quelques
instants après, l'épouse d'Abû
Ad-Dardâ entra
dans la chambre qu'avait quitté Ibn Rawâha
et elle vit les dégâts. Elle faillit
s'évanouir devant le spectacle qui s'offrait
à ses yeux. Elle se mit alors à
se lacérer le visage avec ses ongles
en s'écriant : «
Tu m'as ruinée, ô Ibn Rawâha
! Tu m'as ruinée, ô Ibn Rawâha
! » C'est
dans cet état que son époux Abû
Ad-Dardâ la trouva en rentrant chez lui.
Il
lui demanda des explications sur ce qui venait
de se passer et elle lui répondit : «
C'est ton frère Ibn Rawâha. Il
est venu pendant ton absence et a fait ce que
tu vois. » Abû
Ad-Dardâ regarda
le désastre , le visage rouge de colère,
sans oser dire quoi que ce soit.
Il
sentit naître en lui un désir de
vengeance qu'il étouffa aussitôt
en utilisant sa raison à bon escient.
Il se dit que si cette idole était un
vrai dieu, elle ne se serait pas laissée
détruire sans réagir. C'est alors
que les ténèbres de l'idolâtrie
se dissipèrent de son cœur et laissèrent
la place à la lumière de l'islam.
Il
quitta précipitamment sa maison et partit
à la recherche de son inséparable
ami Ibn Rawâha, non pas pour se venger,
loin s'en faut, mais pour qu'il l'emmène
auprès du Messager de Dieu afin
de lui annoncer sa conversion. Il
fut ainsi l'un des derniers habitants de Médine
à se convertir à l'islam.
Mais
sa conversion, aussi tardive soit-elle par rapport
à d'autres, ne l'empêcha pas d'inscrire
l'une des plus belles pages de spiritualité
et de vertu dans l'histoire de l'islam.
Il voulait rattraper ce qu'il avait perdu durant
ses années d'idolâtrie et d'ignorance.
Ayant
bien compris et assimilé les préceptes
de l'islam, il fit tant et si bien d'efforts
pour s'en imprégner, qu'en l'espace de
quelques années seulement, il
devint une des plus grandes autorités
de l'islam en matière de science et de
vertu.
Voyant
que son commerce l'empêchait de s'adonner
entièrement à ses actes d'adoration
il s'en détacha, avant de l'abandonner.
À
ceux qui lui reprochaient cette décision,
il répondit avec conviction:
«
J'ai voulu concilier l'adoration avec le commerce
mais je n'ai pas réussi. J'ai abandonné
alors le commerce pour m'adonner à l'adoration.
Je n'ai aucun plaisir aujourd'hui à vendre
et à acheter jusqu'à gagner trois
cents dinars, même si mon échoppe
se trouve devant la porte de la mosquée.
Cependant, je ne me permets pas de vous dire
que Dieu a prohibé le commerce. Mais
j'aime, pour ma part, être de ceux que
nul négoce et nul troc ne distraient
du souvenir de Dieu. »
Tout
ce qui préoccupait Abû Ad-Dardâ
dorénavant,
c'était de plaire au Seigneur dont l'amour
était devenu pour lui la raison de vivre
et de sauver son âme.
Il
avait pour habitude de dire à ceux qui
l'entouraient : «
Vous dirais-je quels sont vos actes les meilleurs
et les plus hauts degrés qui dépassent
le mérite du jihâd, où vous
tuez et serez tués par vos ennemis et
qui valent plus que les dirhams et les dinars
? .» Et
à ceux qui lui demandaient : «
Quels sont-ils, ô Abû Ad-Dardâ
? .» Il
répondit : «
Invoquer le nom de Dieu est l'acte le plus sublime.
»
Une
métamorphose totale s'opéra en
notre homme.Il changea son mode de vie d'une
façon radicale en se détournant
une fois pour toutes de ce bas monde et de ses
attraits.
Il
avait fait de ce hadith du Messager de Dieu
sa
devise dans la vie :
«
Débarrassez-vous des soucis de ce bas
monde autant que vous le pouvez, car celui qui
a fait de la vie présente sa plus grande
préoccupation, Dieu lui
fera connaître la dispersion et la confusion
de l'âme et lui présentera sa pauvreté
devant ses yeux. Quant à celui qui a
fait de la vie future sa plus grande préoccupation,
Dieu lui
fera connaître la paix et la sérénité
de l'âme et lui donnera la richesse du
coeur, de même qu'il pourvoira promptement
à tous ses besoins. »
Abû
Ad-Dardâ avait fait de ces paroles son
principe de vie. Et il en était heureux.
Comme avait dit le Messager de Dieu :
«
Ce qui est peu et suffisant est de loin préférable
à ce qui est considérable et détourne
de la voie de Dieu. »
Abhorrant
la course effrénée des gens vers
la possession des richesses, il disait souvent
à ceux qui se laissaient entraîner
dans cette voie : «
Mon Dieu ! Je me réfugie auprès
de Toi contre la dispersion du coeur. »
On
lui demanda : «
Qu'entends-tu par dispersion du coeur, ô
Abû Ad-Dardâ ? »
Il répondit : «
C'est le fait d'avoir des richesses dans toute
vallée. »
C'était
ainsi que notre compagnon voyait la vie maintenant.
Ce bas monde constituait pour lui une étape,
un passage vers la vie future et non pas une
fin en soi. Le Messager de Dieu n'avait-il
pas dit : «
Si tu offres au fils d'Adam une vallée
pleine d'argent, il en demandera toujours une
autre. Seule la terre –
la tombe –
pourra remplir le ventre du fils d'Adam. »
Abû
Ad-Dardâ disait
:
«
Celui qui ne s'élève pas au-dessus
des convoitises de ce bas-monde, c'est comme
s'il n'y vivait pas. »
Lorsque
les musulmans ont conquis l'île de Chypre,
un précieux butin fut ramené à
Médine. C'était un jour de liesse
et les gens étaient heureux. Sauf Abû
Ad-Dardâ .
Il se mit même à pleurer, ce qui
étonna ceux qui le virent dans cet état.
On
lui dit : «
Ô Abû Ad-Dardâ, comment peux-tu
pleurer alors que cette journée est à
l'honneur de l'islam et des musulmans ? »
Et
lui, l'âme sereine, de répondre
: «
Malheur à toi ô Jubayr ! Les gens
n'ont aucune valeur auprès de Dieu lorsqu'ils
négligent Ses droits. Les habitants de
Chypre constituaient une nation puissante et
imposante. Ils régnaient en maîtres
sur une partie du monde. Mais lorsqu'ils délaissèrent
les ordres de Dieu, ils parvinrent à
ce que tu vois. »
Notre
compagnon voulait mettre en garde les musulmans
contre la tiédeur de la foi et les risques
de se laisser séduire par les attraits
de ce bas monde. Pour
lui, la perte de l'énergie spirituelle
et la séduction des choses de la matière
avaient pour conséquence la déchéance
et la chute d'une nation.
En agissant ainsi, elle perdra foi en tout idéal,
et la confrontation qui l'opposera à
une autre nation ne sera plus qu'un rapport
de force qui ira en faveur du plus puissant
sur le plan matériel.
C'est
ce qui arriva, hélas, aux musulmans,
lorsqu'ils se laissèrent entraîner
dans la course effrénée vers l'accumulation
des richesses et négligèrent leurs
obligations envers Dieu et envers leur religion.
Abû Ad-Dardâ avait,
en quelque sorte, prédit
ce qui allait arriver aux musulmans,
des siècles après. Mais
n'avons-nous pas dit que cet homme était
un saint, un homme hors du commun qui avait
tout abandonné pour l'amour de Dieu ?
Le
Messager de Dieu n'a-t-il
pas dit :
«
Prenez garde à la clairvoyance du croyant
car il voit avec la lumière de Dieu ?
»
Cette
crainte-là, il la portera toute sa vie.
Un
jour, Yazid Ibn Mu`âwiya, le redoutable
Calife, envoya des gens demander la main de
sa fille. Notre illustre compagnon refusa cette
demande et préféra accorder sa
main à un pauvre et pieux compagnon.
À ceux qui s'étonnaient d'une
telle décision, il répondit :
«
Que penserez-vous de Ad-Dardâ —
sa fille —
si demain elle est éblouie par les richesses
des palais, pourra-t-elle garder sa foi ce jour-là
? »
Du
temps où Mu'âwiya était
calife, Abû Ad-Dardâ prit
les fonctions de juge dans la province de Syrie.
Le pays était réputé alors
pour le faste de ses richesses et de ses plaisirs,
et ses habitants, habitués à une
vie d'insouciance, allaient se trouver en face
d'un homme qui s'était détaché
de ce monde. Les exhortations sincères
et passionnées vont les secouer et réveiller
beaucoup d'entre eux de leur insouciance.
Il
les rassembla un jour et leur dit :
«
Ô habitants de Syrie, vous êtes
les frères dans la religion, les voisins
dans la demeure et les alliés contre
les ennemis. Ô habitants de Syrie, qu'est
ce qui vous empêche de me témoigner
de l'amitié et d'accepter mes conseils
alors que je n' attends rien de vous. Mes conseils
sont pour vous tandis que ma subsistance dépend
d'un autre que vous (Dieu). Qu'ai-je à
voir vos savants s'en aller (mourir) et vos
ignorants se détourner de la science
? Qu'avez-vous à courir avec avidité
derrière les choses dont Dieu vous a
assuré la possession et à fuir
ce qui vous a été ordonné
? Qu'avez-vous à construire ce que vous
n'habitez pas et à espérer ce
que vous ne pouvez atteindre ! Les nations qui
vous ont précédés ont,
elles aussi, amassé et espéré.
Or, en si peu de temps, elles perdirent et leurs
richesses et leurs espoirs. Quant aux demeures
qu'elles bâtirent, elles devinrent pour
elles des tombes. Voyez le peuple de 'Ad, ô
habitants de Damas ! Il avait rempli la contrée
qu'il avait habitée de personnes et de
richesses. Qui veut m'acheter aujourd'hui l'héritage
de 'Âd pour deux dirhams ? »
On
rapporte qu'à la fin de son prêche,
la foule se mit à pleurer tellement qu'on
l'entendit de l'extérieur de la mosquée.
Les
habitants de Damas prirent l'habitude de voir
cet homme à l'aspect modeste mais imposant
et vénérable, parcourant les rues
et les marchés, haranguant les gens et
les exhortant à craindre Dieu et
à se conformer à ses obligations
et à ses préceptes.
Alors
qu'il marchait un jour dans une ruelle de la
ville, il vit des gens insulter et maudire un
homme accusé d'avoir commis un péché.
Il désapprouva ce qu'ils faisaient en
leur disant :
« Si vous l'aviez trouvé dans un
fossé, ne l'auriez-vous pas fait sortir
? » « Certes oui, répondirent-ils.
»
Il leur répliqua alors : «
Ne le maudissez pas qui plus est, et rendez
grâce à Dieu de
vous avoir préservés. »
Ils s'exclamèrent : «
Ne lui témoignes-tu pas de l'aversion
? » «
Je n'ai de l'aversion que pour ce qu'il a fait.
S'il s'en détourne, alors il est mon
frère, répondit-il. »
Ainsi
a vécu cet homme dont le passage sur
cette terre fut une semence ininterrompue de
bonnes œuvres et de paroles sages. Sa mort,
autant que sa vie, fut émouvante et merveilleuse.
On rapporte que lors de la maladie qui devait
l'emporter, certains compagnons lui rendirent
visite et lui demandèrent:
De
quoi te plains-tu ? » De mes péchés.
»
Que
souhaites-tu ? » Le pardon de Dieu .
»
Et
il leur demanda à son tour : «
Faites-moi répéter la profession
de foi. » 
Il
ne cessa de dire : «
Il n'y a d'autre dieu que Dieu et Muhammad est
l'Envoyé de Dieu. »,
jusqu'à ce que son âme pure abandonne
son corps.

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